Dans sa réplique aux étudiantes et étudiants publiée son blogue le samedi 24 mars, Richard Martineau a su résumer en deux phrases l’essentiel d’un conflit intergénérationnel :
« Or, je persiste et signe. Quand j’étais étudiant, je n’avais pas les moyens d’aller manger sur la terrasse d’un resto chic d’Outremont. On vivait à 5 dans un appartement minable et on mangeait du macaroni. Et je n’avais pas les moyens de m’acheter les gadgets de l’époque. Je me suis serré la ceinture, j’ai INVESTI dans mon avenir, et aujourd’hui, je suis heureux d’avoir fait ces SACRIFICES. »
Cette parabole du macaroni et des sacrifices, elle m’a été servie de nombreuses fois par mon père (sauf que dans son cas, c’était des toasts au beurre de pinottes.) Dans le temps, des dires même du paternel, la population étudiante était pour la grande majorité jeune et sans le sou. Issue de familles nombreuses et de milieux très modestes, elle n’a pu compter pour financer ses études d’aucun autre soutien que celui que le gouvernement d’alors avait jugé bon d’instaurer, sous la forme de prêts et bourses couvrant de misère ses besoins de base.
Ses études terminées, mon père a reconduit ce même esprit de sacrifice dans sa carrière. Le plus clair de mon enfance, il a fait le sacrifice de sa vie de famille pour monter une entreprise qui, bien qu’elle lui bouffa 6 jours de sa semaine pendant plus de 10 ans (le 7e, il dormait…), nous sortirait éventuellement tous du besoin. Ma mère a pour sa part fait le sacrifice de son autonomie financière et de son épanouissement professionnel, en grande partie parce que la garderie était hors de portée du budget familial. Motivés par le désir de nous donner mieux que ce qu’ils avaient reçu eux mêmes, mes parents se sont investis et ont fait des sacrifices pour nous assurer, à ma sœur et moi, un avenir meilleur.
Ces générations (les boomers et les X, pour faire dans les catégories) ont effectivement mangé plus que leur part de macaroni pour se sortir de leur condition de pauvreté. Dans le Québec émergent post 1967, c’était ce qu’il y avait de plus digne à faire. Ces sacrifices consentis étaient alors porteurs de promesses et de sens parce qu’ils permettait réellement, à qui en avait la chance et s’en donnait la peine, d’améliorer sensiblement ses conditions de vie. Ces hommes et ces femmes ont en bonne partie réussi, et nous leur devons pour cela admiration et respect.
Self made man exemplaire, mon père a su me transmettre l’amour du travail et la valeur de l’effort. Je dois à ces valeurs transmises, ainsi qu’à l’appui financier familial (dont je n’ai par ailleurs jamais abusé, trop consciente, voire vaguement honteuse, de dépenser l’argent durement gagné) d’avoir poursuivi jusqu’aux cycles supérieurs mes études postsecondaires.
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Le statut d’étudiant couvre aujourd’hui des réalités sociales complexes; la majorité travaille à temps partiel alors il n’est pas rare pour des travailleurs de tous domaines de souscrire à la formation continue. Les parents étudiants sont nombreux, les familles monoparentales aussi. Il y a des quarantenards en réorientation de carrière, des retraités qui veulent se garder l’esprit aiguisé… Les études n’ont plus grand chose à voir avec une étape de vie bien cadrée concernant une population dans la 20aine cheminant vers la vie « adulte » de travailleurs actifs.
J’ai passé les huit dernières années de ma vie dans l’université, partageant mon temps entre les études et et le travail (précaire) d’assistance à l’enseignement et à la recherche. Je suis également devenue maman au début de la maîtrise. Foi de mère-étudiante-travailleuse, aucune instance gouvernementale sensée soutenir l’accès aux études et/ou les nouvelles familles n’est réellement adaptée à la complexité des situations où peuvent se retrouver les étudiantes et les étudiants aujourd’hui. Le Programme de prêts et bourses (conçu pour le modèle étudiant des années 1980), comme le Régime québécois d’assurance parentale (conçu pour des travailleurs 9 à 5), sont des instances qui ne se parlent pas entre elles, alors qu’elles sont impliquées de concert dans la situation financière de milliers de personnes et de leurs familles.
Vous parlerai-je de ces quelques 7000$ durement gagnés en bourses d’excellence, pour lesquelles j’ai tout donné pendant le BAC (foutue moyenne!), et qui m’ont été retranchés cette année sur les Prêts et bourses gouvernementaux parce que j’ai eu le malheur de gagner plus de 12 000$ en 2011? (Pour l’année en cours, la carte de crédit couvre le gouffre financier.) Vous parlerai-je de toutes ces bourses d’excellence (environ 80% des offres) auxquelles j’étais inadmissible parce que j’ai eu le malheur de commencer la maîtrise à temps partiel pour cause de maternité? (Malgré un dossier académique exemplaire, un cheminement atypique est une garantie de non reconnaissance au sein des structures universitaires.) Vous parlerai-je, enfin, de ces quelques 600$ que m’a réclamé le Régime québécois d’assurance parentale parce que j’ai osé travailler une poignée d’heures réparties sur trois mois en même temps que je recevais des prestations de nouvelle maman? Prestations qui, soit dit en passant, sont calculées dans les mêmes proportions pour tout revenu annuel de 50 000$ et moins… Juste pour le plaisir de l’exercice, vous calculerez 55% d’un salaire hebdomadaire pour un revenu annuel de 8000$, pour voir combien ça paye de macaronis… Heureuse d’être encore à deux pour parer solidairement aux absurdités du système, car ces mesures de « soutien », qui ont fortement tendance à s’annuler les unes les autres, maintiennent même les plus avisé.e.s dans une précarité financière constante.
Mais il y a pire. Les professeur.e.s sont de plus en plus nombreux et nombreuses à dénoncer la mauvaise gestion et le mal-financement des universités. Les tâches bureaucratiques paralysent les activités d’enseignement. Des millions de dollars sont accordés à la recherche alors que des professeurs, libérés de leurs obligations, s’occupent à gérer des sommes astronomiques en subventions de recherche à l’extérieur de la communauté universitaire, souvent aux profits d’intérêts privés à peine déguisés. Ajoutez à cela toutes les bêtises cumulées par le gouvernement en place, qui vend à rabais les ressources naturelles, se fout des urgences environnementales, impose des taxes sur la santé, fait des cadeaux fiscaux aux entreprises, offre des contrats sans appel d’offre… Ça sent le copinage, le conflit d’intérêt. Ça sent fort. Même que ça empeste…
D’un côté ces tristes clowns nous servent des sermons peu crédibles, alors que de l’autre se multiplient les études, les expertises, les avis indépendants soutenant qu’un bon ménage de nos institutions (la fin des chaînes de privilèges et de la corruption) et une meilleure redistribution de la richesse (plus de paliers d’imposition, une meilleure gestion de nos ressources naturelles, la taxation responsable des entreprises) suffiraient largement à couvrir la gratuité scolaire, l’accès à la santé, voire tous les programmes sociaux confondus.
Et l’on vient nous haranguer à propos de la nécessité de faire des sacrifices et d’investir dans notre avenir. On nous dit, non sans condescendance, que nos cheminements n’auront pas de valeur à moins que nous ne gagnons ce que nous avons à force de souffrances et de renoncement. Le problème est précisément là : faire des sacrifices en tant qu’étudiant dans les années 80-90, c’était porteur de sens. Faire des sacrifices pour faire plaisir à ce gouvernement vendu, corrompu et clos sur lui même, alors qu’année après année, les riches continuent s’enrichir, s’appropriant sous le couvert du privé la richesse collective tout en répandant comme une évidence la rhétorique du manque (les fameuses parts de gâteau, ou ces bouts de « couverte » que chacun tire de son bord), cela n’a absolument aucun sens.
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Je trouve ignoble que la réalité d’étudiants plus aisés festoyant sur les terrasses chic d’Outremont vienne masquer celle, beaucoup plus commune, d’étudiants-parents-travailleur surnageant session après session dans l’absurdité bureaucratique et la précarité financière qu’elle engendre. Hier comme aujourd’hui, les étudiants pauvres, seuls ou en famille, restent chez eux et font des sacrifices. Ils ont en fait le choix entre manger du macaroni ou combiner dans des proportions destructrices travail et études. Dans les deux cas, ils se ruinent la santé physique et psychologique au nom d’une hypocrite nécessité qui ne profite finalement qu’aux mieux nantis. Et ils ne sont pas seuls dans cette condition aliénante : allez demander à tous ces travailleurs et travailleuses désillusionnés, dépossédés de la moindre prise sur leurs conditions de travail, peut être même aux portes du burn-out, si les sacrifices auxquels on leur demande de consentir leur donnent l’impression d’investir dans leur avenir.
Dans la foulée de la Révolution tranquille, la réforme de l’université et le programme de prêts et bourses mis en place par le gouvernement avait pour objectif premier de soutenir par le moyen de l’éducation le développement et le bien-être général de la société québécoise. Il est navrant de constater qu’aujourd’hui, beaucoup de celles et de ceux qui ont bénéficié de ce soutien de leur propre société se désolidarisent de ceux qui les ont suivis, arguant qu’ils ne souffrent pas assez pour avoir le droit de se plaindre. Je vois mal pourtant comment une personne constamment placée en position de survie, assurée d’être endettée plus de la moitié de sa vie (après le prêt étudiant viendra l’hypothèque…), peut constituer une richesse pour sa société. Avec la parabole du macaroni et l’esprit de sacrifice qu’elle prône, c’est tout le projet d’amélioration du monde pour les générations futures qui est foulé aux pieds.
En définitive, il me semble plus qu’approprié de parler de parabole en ce qui concerne les macaronis de Martineau. Il y a dans cette valeur immense accordée au sacrifice un relent de religiosité catholique qui consacre la valeur des réalisation impliquant peine, souffrance et abnégation. Jésus, ce fier sémite révolutionnaire, n’a-t-il pas souffert sur la croix pour nous sauver tous? J’imagine pourtant mal notre Sauveur revenir à Pâques dire à ses apôtres que leurs efforts pour aider les plus démunis ne valent rien, à moins qu’ils n’aillent se faire crucifier eux aussi.
Le jour où le gouvernement aura fait ses devoirs de transparence, de responsabilité et de redistribution solidaire de la richesse, le jour où les riches (les particuliers comme les entreprises) feront eux aussi leur juste part, le jour où nous gérerons respectueusement nos richesses collectives en les considérant pour ce qu’elles sont vraiment : le patrimoine des générations à venir, alors je promets solennellement de consentir dans la joie à tous les sacrifices nécessaires pour soutenir l’épanouissement de ma société. D’ici là, je veux pouvoir vivre sainement, prendre le temps qu’il faut pour être vraiment présente auprès de mon enfant, m’impliquer bénévolement dans ma communauté, partager de bon cœur et sans compter le peu que j’ai et nourrir mes amitiés, celles qui restent quand le soutien de l’État fout le camp, parce que ce sont à mes yeux les moyens les plus sûrs d’investir réellement dans mon avenir et celui des miens.
Je ne servirai pas la parabole du macaroni à ma fille. En fait, je ne lui souhaite rien de moins qu’une existence plus douce que la mienne, plus stable et moins stressante, plus épanouie. Avec un peu de chance, peut-être arriverai-je à lui partager l’amour du travail et la valeur de l’effort qui m’ont été légués, de sorte qu’elle puisse un jour trouver autant de fierté et de plaisir que moi à faire de son mieux. En lui donnant l’exemple, peut-être même arriverai-je à lui transmettre un certain sens de la solidarité et de la responsabilité qui lui fera voir toute la pertinence et l’importance d’oeuvrer au bien-être de celles et ceux qui viendront après elle, malgré les difficultés et les sacrifices.
Émilie Dazé, citoyenne québécoise contre la hausse et POUR UN CHANGEMENT SOCIAL GLOBAL