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Job et les théodicées: quand un livre biblique nous porte à réfléchir sur la souffrance et le mal

1 – Introduction

Le problème des théodicées et la question du mal sont autant de sujets desquels les hommes se préoccupent depuis des siècles, particulièrement dans les cultures où le dieu en question se veut bon et tout-puissant. Alors vient la grande question tripartite: Ou Dieu ne peut rien faire contre la souffrance, mais alors est-il vraiment tout-puissant, ou ne veut-il pas, mais alors il n’est plus bon, ou alors il peut et il veut, mais pourquoi alors la souffrance règne? Le livre de Job est particulièrement intéressant à analyser dans cette optique. Ce livre, qui peut sembler contestataire ou même dérisoire, nous plonge au cœur du problème du mal et de la souffrance et sa conclusion ne peut que nous laisser perplexes. Bien que les questions de ce livre resteront ouvertes, il est intéressant de s’y attarder et de les lires sous l’optique des théodicées. La question à laquelle nous tenterons de répondre est la suivante: comment le livre de Job traite-t-il le problème de la théodicée et quelles réponses peut-on trouver dans ce livre? Pour y arriver, nous procéderons par une analyse de la théodicée en nous basant principalement sur Peter Berger et Emmanuel Kant. Ensuite, le texte sera analysé sous ses trois dimensions : l’intentio operis (le texte en soi), l’intentio auctoris (l’auteur) et l’intentio lectoris (les lecteurs). Finalement, il sera question de traiter le livre de Job à partir des notions de théodicée déjà abordées jusque-là.

 

2 – Définir les théodicées

Outre les tentatives de réponses à la fameuse question tripartite, plusieurs auteurs se sont attelés à la tâche de mieux définir ce concept qui peut sembler un peu nébuleux pour bien des gens. Les traditions chrétiennes sont particulièrement touchées par cette problématique tel que pourrait en témoigner saint Augustin lorsqu’il soulève la question en faisant référence à Gn 1 : « D’où vient donc le mal, puisque dieu, bon lui-même, a créé bonne toutes choses? » (Confessions 7,7)[1]. De plus, ces traditions donnent lieu à des réflexions souvent très complexes pour tenter de corriger les impasses dues à l’idée d’un Dieu représentant la figure idéale de la bonté et de la justice malgré la réalité qui nous entoure en plus d’un amalgame de la tradition hébraïque avec la pensée grecque et parfois même dualiste. Deux auteurs ont été retenus ici : le philosophe Emmanuel Kant (1724–1804) et le sociologue Peter Ludwig Berger (1929- ).

 

2.1 – Emmanuel Kant

La définition kantienne de la théodicée nous apparaît très christianocentriste. En effet, il faut souligner que Kant vivait et écrivait dans un milieu exclusivement chrétien et que ses écrits n’étaient nullement destinés aux hindous, aux bouddhistes ou aux musulmans de ce monde. Il n’est donc pas étonnant que sa définition de la théodicée tourne autour du Dieu créateur bon et tout-puissant. Son analyse étant très rationnelle, on ne peut s’étonner de le voir conclure à l’échec de toute théodicée à bien articuler les phénomènes anomiques avec l’idée d’un Dieu omniscient et omnipotent. Kant définit donc la théodicée ainsi : « La défense de la suprême sagesse de l’auteur du monde contre les accusations que la raison élève à l’encontre de celle-ci en se fondant sur l’anti-final dans le monde. On appelle cela, plaider la cause de Dieu. »[2] Par « anti-final », Kant désigne le mal, qu’il soit d’ordre moral (le péché), d’ordre physique (la souffrance) ou d’ordre juridique (la disproportion des crimes et des sanctions). Dans les trois cas, il s’oppose à la sagesse du créateur, car de nature, il est saint, bon et juste. Dans une optique plus générale, les théodicées devraient être des interprétations de la nature qui est à l’image de la volonté de Dieu. Une interprétation de la sorte nous amène donc à deux types de théodicées : les théodicées doctrinales (spéculatives) et les théodicées authentiques (basées sur l’expérience).[3]

 

2.2 – Peter Berger

Berger nous apporte une définition beaucoup plus globale et inclusive de la théodicée. Contrairement à Kant, sa définition de la théodicée, qu’il divise d’ailleurs en plusieurs catégories, peut s’appliquer à n’importe quelle tradition religieuse, y compris les traditions provenant du sous-continent indien. Tandis que la définition de Kant se construit à partir de la défense de Dieu, celle de Berger tourne autour de la notion du nomos. Chaque individu vit au sein d’un nomos qui englobe sa vie en lui donnant des systèmes de valeurs et de significations. C’est ainsi que les rites de passage prennent tout leur sens. Cependant, tout nomos est exposé aux phénomènes anomiques (concept similaire à l’anti-final kantien) et doit constamment se défendre contre ces phénomènes. Ainsi, « une explication de ces phénomènes en termes de légitimations religieuses, quel que soit son degré d’élaboration théorique, peut être appelée une théodicée »[4]. Une théodicée ne nécessite donc pas une élaboration forcément complexe, car toute explication théologique des phénomènes anomiques, qu’elle soit simpliste ou complexe, rationnelle ou irrationnelle, est vue ici comme une théodicée. Ainsi, Berger dénombre plusieurs types de théodicées différents qu’il classifie selon le degré de rationalité, tel qu’illustré dans le tableau ci-joint.

 

Théodicées irrationnelles Théodicées intermédiaires Théodicées rationnelles
-Identification à la collectivité

-Participation à l’ordre de la nature

-Union mystique au divin

-Messianismes et millénarismes

-Affirmation d’un au-delà

-Conceptions dualistes

– Dieu juste et tout-puissant de la Bible

-L’homme accusé (anthropodicée)

-Christologie et théodicées chrétiennes

 

-Loi des causes à effets dans la conduite

-Notion de rédemption

 

3 – L’intentio operis

Après avoir exposé les notions de base du concept des théodicées, nous passons maintenant à une étude plus spécifique au livre de Job. Les trois prochains points de cette présentation se pencheront donc sur les trois dimensions fondamentales entourant la compréhension d’un texte, en l’occurrence, le livre de Job. L’intentio operis (sens objectif) consiste à décrire le plus objectivement possible le texte en lui-même. Il s’agit de décrire ce que le texte dit et non ce que son auteur veut dire. Ainsi, cette partie est réservée à la description « physique » du livre de Job. Une bonne compréhension sommaire de ce livre nous permettra alors de mieux s’orienter lorsqu’il sera question d’aborder l’intentio auctoris et l’intentio lectoris. Autrement dit, il faut tout d’abord lire Job si on veut comprendre et commenter Job. Réflexion certes sage, mais trop peu appliquée dans l’histoire de la réception de ce livre biblique.

 

3.1 – La structure générale du texte

Le livre de Job se classe dans le Tanak parmi les Ketouvim (les autres écrits) et plus précisément, dans les livres sapientiaux, c’est à dire les écrits de sagesse. Le poème se distingue toutefois de ces écrits par sa forme en dialogue, contrairement à la plupart des livres qui sont présentés comme des monologues (ex. Qohelet, Psaumes, etc.). La structure narrative est la suivante[5] :

1-      Prologue en prose (Jb 1-2)

2-     Premier monologue de Job (Jb 3)

3-     Premier cycle de discours : Éliphaz (Jb 4-5), Job (Jb 6-7), Bildad (Jb 9), Job (Jb 9-10), Sophar (Jb 11), Job (Jb 12-14)

4-     Deuxième cycle de discours : Éliphaz (Jb 15), Job (16-17), Bildad (Jb 18), Job (Jb 19), Sophar (Jb 20), Job (Jb 21)

5-     Troisième cycle de discours : Éliphaz (Jb 22), Job (Jb 23-24), Bildad (Jb 25), Job (Jb 26-27)

6-     Le poème sur la sagesse (Jb 28)

7-     Deuxième monologue de Job (Jb 29-31)

8-     Intervention d’Elihu (Jb 32-37)

9-     Dialogue de YHWH avec Job : YHWH (Jb 38,1-40,2), Job (Jb 40,3-5), YHWH (Jb 40,6-41,26), Job (Jb 42,1-6)

10-  Épilogue en prose (Jb 42,7-17)

 

Au sein de ces dix parties, on retrouve  la présence de deux formes littéraires bien distinctes. Le prologue et l’épilogue forment un récit-cadre en prose qui contraste avec le reste du livre de façon significative sur plusieurs points. Outre la forme du texte, on retrouve une multitude de différences entre ces deux grandes parties du livre. Parmi ces contrastes, dont l’importance peut varier, on retrouve : les noms pour désigner Dieu, l’attitude des personnages, la présence d’un culte sacrificiel ainsi que le sujet même du texte.[6] Ces nombreuses différences entre le récit-cadre et le poème suggèrent donc au théologien Samuel Terrien qu’ils témoigneraient d’une dualité d’auteurs.[7]

 

3.2 – La question de la datation

La datation de Job figure parmi ces questions dont les réponses ne font pas consensus parmi les experts. Bien des experts dateraient le récit en prose autour du VIe – Ve siècle avant notre ère. Toutefois, Samuel Terrien semble, sans l’affirmer formellement, le dater aux alentours du IXe siècle, avec les récits patriarcaux et Yahwistes.[8] Chose certaine, ce récit serait plus ancien que le poème et aurait vraisemblablement servi de récit de base à la rédaction de ce poème. Le récit poétique est donc daté par le même auteur, aux alentours de la première moitié du VIe siècle avant notre ère, soit lors de la déportation à Babylone. Toutefois, cette datation ne fait pas non plus l’unanimité. Jean Lévêque avance plutôt l’idée qu’un texte de ce genre, avec autant de recherche sapientielle aurait été plus vraisemblablement rédigé lors des périodes d’accalmies et d’intenses échanges culturels, soit dans un contexte notamment post-exilique. [9] Jean Steinmann abonde dans le même sens en plaçant la rédaction de Job au IV siècle.[10] Toutefois, contrairement à Terrien, il ne semble pas faire une distinction entre le récit-cadre et le poème quant à la datation de ceux-ci.

 

3.3 – Les personnages

Par son caractère dialoguant, le livre de Job met en scène plusieurs personnages. Voici une brève description des principaux personnages présents dans l’histoire de Job.

 

3.3.1 – Job

Job est le personnage central, comme le stipule le titre du livre. Il est décrit comme un homme bien et droit qui craint Dieu. (Jb 1,1). Dieu lui-même reconnaît sa droiture en le qualifiant d’« unique au monde » (Jb 1,8;2,3). Toutefois, il se révèle comme un homme révolté dans le poème. Il semble croire en la théologie de la rétribution collective, comme en témoignent les nombreux sacrifices dans le prologue, et également à la rétribution individuelle sur lequel il s’appuie pour crier à l’injustice et demander une réponse de la part de Dieu.

3.3.2 – Dieu

Il est l’être suprême, le dieu de Job et de ses amis. Il est mentionné sous plusieurs noms, notamment dans le poème. On le nomme YHWH, El, Elohim, Eloah ou Shaddaï. Il est présenté dans le prologue à la tête d’un panthéon dont semble faire partie également le satan. Pourtant, dans le poème, il semble être seul, conformément à une pensée monothéiste. Son estime pour Job est très grande dans le prologue, ce qui ne semble pas aussi évident lors de sa réponse dans le poème (Jb 38-41).

3.3.3 – Le satan

Le satan n’est présent que dans le prologue. Il semble avoir pour fonction d’errer parmi les humains avec lesquels il se montre plutôt hostile. Il doute de leur honnêteté et de leur foi en Dieu. C’est d’ailleurs ce qu’il reproche à Job, ce qui donne lieu à son pari avec Dieu.

3.3.4 – Les « amis » de Job

Ils viennent initialement pour consoler Job (Jb 2,11), mais leur attitude change dans le poème où ils reprochent à Job de se plaindre et doutent de son intégrité, tout comme le faisait le satan. Dans cette optique, ils jouent d’une certaine façon son rôle là où il est absent. Ils sont originaires de trois pays différents. Eliphaz vient d’Edom, Bildad serait originaire de quelque part dans l’actuelle Jordanie et Sophar provient de Naamah, au nord-est de l’Arabie.[11] Leur discours consiste essentiellement en des théologies préfaites et non réfléchies basés sur la théorie, mais aucunement sur l’expérience. Ils avancent entre autres les idées de justice immanente et de rétribution individuelle sur lesquelles ils se basent pour remettre en cause l’intégrité morale de Job.

3.3.5 – Elihu

Elihu (Jb 32-37) est un personnage inattendu dans le livre. Il n’est pas annoncé auparavant et ne fait l’objet d’aucune réponse après son discours. Il semble de toute évidence être un ajout tardif au texte, tout comme le poème sur la sagesse au chapitre 28. Il avance sensiblement les mêmes thèses que les « amis » de Job qu’il argumente d’un ton plus scolastique. Sa façon de s’exprimer diffère aussi du reste du poème ce qui laisse supposer que l’auteur derrière le personnage avait lu au préalable le reste du récit.[12]

3.3.6 – La femme de Job

Elle fait une très brève apparition dans ce livre. Elle apparaît dans Jb 2,9 et conseille à Job de maudire Dieu et de mourir. Bien que celui-ci soit en désaccord au début, il semble suivre son conseil à partir du chapitre 3. La femme de Job constitue ainsi le tournant du livre, car sans son intervention, la suite de l’histoire n’aurait probablement pas eu lieu.

 

4 – L’intentio auctoris

L’intentio auctoris vise à rechercher le sens originel du texte en tentant d’y jeter un regard du point de vue de l’auteur. Il est évident que dans un livre biblique, où l’auteur est mort depuis au moins deux millénaires, une réponse à ces questions ne peut qu’être d’ordre spéculatif. Toutefois, en situant la rédaction du texte dans son milieu de vie, on peut se trouver en présence d’indices nous permettant de situer l’œuvre dans son temps et ainsi avoir une bonne idée du sens que l’auteur voulait donner à son texte.

 

4.1 – Selon Samuel Terrien

Samuel Terrien voit dans l’auteur de Job un sage originaire de la Judée vivant en Asie antérieure et ayant vécu l’exil. Il fut donc profondément marqué par les évènements qui ont suivi l’exil : de profonds bouleversements sociopolitiques, la souffrance humaine omniprésente, les justes opprimés, etc.[13] Il aurait été au fait de la littérature égyptienne [14] et mésopotamienne[15] et s’en serait donc fort probablement inspiré pour rédiger ce poème en utilisant un vieux récit transmis par la tradition orale comme fond narratif. Les préoccupations de l’auteur n’étaient pas orientées vers le culte. Ses intentions semblaient être nettement plus d’ordre didactique[16] et, finalement, il a tenté d’explorer toutes les solutions possibles, ou presque, afin de trouver des réponses satisfaisantes pour expliquer la souffrance humaine.[17]

 

4.2 – Selon Jean Steinmann

Jean Steinmann semble voir un auteur unique au livre de Job, du moins pour l’ensemble du texte en général, et le situe en Judée au IVe siècle avant notre ère. Il a vraisemblablement une bonne connaissance de l’hébreu malgré le fait que l’araméen se soit imposé comme la langue du peuple. Ceci laisserait supposer que l’auteur était probablement un scribe ou, du moins, il en avait les connaissances.[18] Il écrivit son oeuvre durant une époque où le prophétisme était mourant, époque qui parallèlement pour les écrits de sagesse, en constituait un âge d’or d’après Jean Lévêque.[19] Finalement, Steinmann fait de l’auteur de Job, un philosophe comparable aux grands penseurs grecs : « Singulièrement audacieux, l’auteur de Job, égal au plus subtil des sophistes d’Athènes, dénonce avec âpreté les impasses où conduit la sagesse traditionnelle. »[20]

 

5 – L’intentio lectoris

Nous en venons au sens subjectif du texte, c’est-à-dire le sens tel que perçu par les différents lecteurs qui ont commenté le livre de Job. L’ambiguïté du texte a mené inévitablement à une multitude d’interprétations selon le lieu et l’époque de la réception. En ce qui a trait à la tradition chrétienne, la plupart des interprétations suivent la voie tracée par la lettre de Jacques dans laquelle il associe Job à un modèle de patience. (Jacques 5,11) La plupart des critiques chrétiens, dont l’auteur de la lettre de Jacques ont donc vraisemblablement ignoré le poème en ne tenant compte que du récit-cadre et en ignorant complètement les 40 chapitres qui constituent le poème. Peut-être les lamentations de Job étaient-elles trop dérangeantes pour ces commentateurs tout comme ils ont semblé l’être pour les auteurs de la LXX qui ont supprimés quelque 389 lignes lors de la traduction?

 

5.1 – Grégoire le Grand

Pour Grégoire le grand, l’auteur du livre n’est nul autre que le Saint-Esprit. Toutefois, Steinmann souligne que Grégoire finit par donner le crédit de la rédaction à Job lui-même.[21] Comme bien des commentateurs chrétiens, Grégoire le grand tend beaucoup à sortir le livre de Job de son contexte. En effet, sa thèse centrale consiste, par-dessus tout, à présenter Job comme la figure de Jésus Christ, ce qui représente un anachronisme de plusieurs siècles.[22] Plus encore, il ira jusqu’à confondre le satan du livre de Job avec celui du Nouveau Testament, introduisant ainsi un dualisme dans un texte qui présente une théologie essentiellement moniste. Ces confusions avaient probablement pour but de tenter de démontrer une continuité antre les deux testaments, avançant ainsi que le Nouveau Testament serait en fait l’aboutissement de la bible hébraïque qui l’annonçait. Il est au fait des nombreuses complaintes de Job qu’il explique toutefois en affirmant qu’il faut entrer dans les sentiments du juste malheureux pour bien interpréter ses paroles et sa douleur.[23]

 

5.2 – lectures médiévales

Steinmann expose les lectures médiévales par deux figures : saint Albert le Grand et saint Thomas. La théodicée avancée par ces auteurs est très simple : toute la faute est rejetée sur le satan, confondu ici également avec Satan.[24] Albert le Grand cherchait à lire la Bible comme une référence encyclopédique, ce qui fit de la réponse de Dieu dans Jb 38-41 un passage très intéressant. Steinmann note d’ailleurs l’intérêt de ce dernier pour des passages tels que la description de l’autruche ou celle du rhinocéros. Plus encore, saint Albert et saint Thomas auraient vu dans le livre de Job, une apologie de la Providence.[25] Finalement, tout comme Grégoire le Grand, les auteurs médiévaux, notamment saint Thomas, ont tenté de christianiser le livre de Job dans leurs interprétations. À ce sujet, nous citons Steinmann : « Évidemment, saint Thomas retrouve dans Job plusieurs allusions à la résurrection des corps, une claire prophétie de la venue du Christ ».[26]

 

5.3 – Emmanuel Kant

La lecture de Kant est ici plus intéressante que les deux lectures précédentes pour deux raisons principales. Tout d’abord, Kant ne cherche pas à légitimer les doctrines de l’Église par le biais des livres bibliques. En effet, sa lecture se veut même beaucoup plus rationnelle. De plus, il fait son commentaire sur Job dans un contexte où il traite précisément de la théodicée. Il voit en Job l’exemple parfait de la théodicée dite authentique, c’est-à-dire, celle qui est basée sur l’expérience.[27] Job possédait tout ce qui pouvait garantir son bonheur, mais suite au pari avec le satan, Job se fit ravir toutes ses possessions à titre d’épreuve. Il est intéressant de constater ici que la lecture de Job faite par Kant semble se concentrer surtout sur le poème et non sur le récit-cadre. Ainsi, il omet curieusement toute mention du satan. Cette omission est toutefois intéressante, car ceci évite à Kant de tomber dans une idéologie dualiste qui l’aurait amené à jeter toute la faute sur ce personnage mal compris qui a trop souvent servi de bouc émissaire. Il se concentre donc surtout sur les discours de Job et de ses « amis ». Job incarne la théodicée dite authentique tandis que ses « amis » se contentent de lui servir des doctrines théoriques et spéculatives, se rangeant donc du côté des théodicées doctrinales. C’est exactement pour cette raison que Dieu s’en prendra à eux et non à Job.[28] Pour finir, Kant souligne que bien que Job ait été gracié par Dieu, il « aurait probablement connu un sort funeste devant n’importe quel tribunal de théologiens dogmatiques, synode, inquisition, vénérable Classe, ou haut consistoire de notre époque[29] »[30].

 

6 – Les théodicées dans le livre de Job

Étant un lieu où plusieurs points de vue se confrontent, le livre de Job se montre assez intéressant en matière de théodicée. Plusieurs explications et dogmes sont avancés directement ou non par les nombreux intervenants dans le récit. Toutefois, il ne faudrait pas se méprendre et considérer le livre de Job comme un traité de théodicée. Non seulement ce livre semble critiquer fortement tout essai pour justifier la volonté de Dieu[31], il n’apporte pas de réponse satisfaisante à ce sujet. Même la réponse de Dieu semble être une non-réponse, car il ne justifie rien du tout. Samuel Terrien écrit justement que « le problème du mal n’est pas résolu par le livre de Job, ni par le poème, ni par le récit en prose. Le poète, du moins, ne cherchait pas à résoudre ce problème »[32]. Néanmoins, il est intéressant ici de voir les points de vue apportés par les différents protagonistes.

 

6.1 – Le point de vue de Job et de ses « amis »

Les dogmes de la rétribution (individuelle et collective) sont très présents dans le livre de Job. Non seulement les amis de Job défendent souvent ce dogme, mais Job lui-même semble y croire. Dans Jb 1,5, il fait monter des offrandes pour tous. Si jamais ses fils ont par mégarde commis une faute, Job les répare à l’aide de ces offrandes. Ce verset semble donc démontrer une certaine adhésion à la croyance de la rétribution collective. Le dogme de la rétribution individuelle est également défendu par les amis de Job. Entre autres, Eliphaz avance au chapitre 22 toute une théologie mercantile. Outre les dogmes touchant la rétribution, ceux de la justice immanente sont très présents. De par ces dogmes, les amis de Job en viennent à la conclusion que puisque Job souffre, il a inévitablement commis une offense. Son plaidoyer d’innocence, étant donc un mensonge, est aussitôt transformé en offense. Eliphaz laisse croire justement au chapitre 15, que la plainte de Job en soi est une faute : « Mais prends garde à toi : tu sapes la crainte, tu ôtes l’envie de songer à Dieu, ta bouche publie tes pensées coupables en voulant parler la langue des fourbes. Pourquoi t’accuser? Ta bouche s’en charge, tes lèvres t’accablent… » (Jb 15,4-6). On pourrait croire que les amis de Job ont raison, malgré leur attitude inappropriée face à un ami souffrant, mais la réponse de Dieu dans l’épilogue brouille complètement les cartes. Le dogme de la justice immanente est toutefois non négligeable dans le livre. On remarque qu’il est défendu à maintes reprises par les amis (Jb 4,7-9;8,6-7;8,20-22;22,3-5), mais plus surprenant encore, cette logique est sous-entendue jusque dans l’épilogue lorsque Dieu récompense Job pour avoir bien parlé. L’auteur aurait-il supporté de près ou de loin cette thèse? On ne peut que répondre à cette question sur des bases spéculatives, mais la question semble pertinente.

6.2 – Berger et Kant

Kant, on l’a vu plus tôt, se sert du récit de Job pour avancer sa thèse selon laquelle une théodicée basée sur l’expérience est plus authentique qu’une théodicée spéculative basée sur les doctrines. L‘analyse selon Berger serait donc un peu plus élaborée, car il dénombre plus d’une dizaine de théodicées différentes. Elles ne s’appliquent pas toutes à Job, mais quelques-unes méritent d’être abordées. Les théodicées de l’identification à la collectivité et de la participation à l’ordre de la nature constituent une base à l’argumentaire des personnages dans le livre de Job. La notion de base sous-jacente dans ces deux théodicées est la négation presque complète de soi, face à une réalité qui nous transcende. Si on associe la collectivité ou l’ordre de la nature à la volonté de Dieu, ces théodicées viennent en quelque sorte rejoindre les critiques envers l’attitude de Job, en particulier celles venant de Dieu qui lui reproche d’être égocentrique. La loi des causes à effet, bien qu’associée aux traditions hindoues, semble concorder, à quelques différences près, avec les dogmes de la rétribution et de la justice immanente. La nuance importante à y apporter est que cette logique s’étale sur la période d’une vie et non dans un cycle des renaissances. La théodicée de l’homme accusé est celle qui, pour Berger, s’associe le mieux avec Job. Cette logique ne renvoie la faute, non pas à Dieu,  ni vers le satan, mais plutôt à l’homme lui-même. « L’accusation implicite contre Dieu est retournée et elle devient une accusation explicite contre l’homme. Ce curieux renversement de la situation fait disparaître le problème de la théodicée et à sa place apparaît un problème d’anthropodicée. »[33]. Cette logique comporte toutefois une faiblesse, qui est d’ailleurs soulignée dans le récit de Gn 2-3. On peut accepter certes que l’homme soit responsable de ses propres malheurs à cause de ses fautes mais la faute retombe inévitablement sur Dieu car il a lui-même créé les hommes. Ceux-ci sont certes autonomes et indépendants de Dieu, mais il est difficile de concevoir un être omnipotent et omniscient créer un être sans tenir compte de sa faillibilité.

 

7 – Conclusion

Suite à cette courte étude sur le livre de Job, on peut en conclure qu’il ne nous donne pas nécessairement de réponses en ce qui a trait aux théodicées. Sa complexité et sa richesse nous donnent plus de questions qu’il ne nous donne de réponses. Toutefois, sa lecture nous porte énormément à réfléchir et il est intéressant de voir à quel point ce livre est non seulement beaucoup commenté, mais qu’il est loin de faire consensus chez les experts. Ce livre est d’autant plus intéressant qu’il fait affronter différents points de vue dans un dialogue en plus de contester souvent ouvertement différentes doctrines provenant des autres livres bibliques. Pour finir, ce livre nous prouve d’une façon très éloquente que la Bible ne se résume pas qu’à des normes de foi établies auxquelles il faut se conformer à tout prix, mais qu’elle nous permet de réfléchir autant que si on avait lu une œuvre philosophique, qu’elle soit de Platon ou de Heidegger.


[1] Tel que cité dans : Michel Grison, Théologie naturelle ou théodicée, Paris, Beauchesne, 1959, p. 172.

[2] Emmanuel Kant (traduction d’Antoine Grandjean), Sur l’échec de tout essai philosophique en matière de théodicée (1791), Nantes, C. Defaut, 2009, p. 73.

[3] Ibid., p. 88

[4] Peter Berger, La religion dans la conscience moderne, Paris, Centurion 1971, p. 95

[5] Structure élaborée suite à la lecture du livre de Job selon La nouvelle traduction de la Bible, Paris, Bayard, 2001.

[6] Samuel Terrien, Job, Genève, Labor et Fides, 2005, pp. 66-68.

[7] Ibid., pp. 65-68.

[8] Ibid., p. 69

[9] Jean Lévêque, Job et son Dieu tome II, Paris, Gabalda, 1970, p. 619.

[10] Jean Steinmann, Le livre de Job, Paris, Cerf, 1955, p. 18.

[11] Samuel Terrien, Job, Genève, Labor et Fides, 2005, pp. 109-110.

[12] Samuel Terrien, Job, Genève, Labor et Fides, 2005, pp. 75

[13] Ibid., p. 74

[14] Ibid., p. 59

[15] Samuel Terrien, Job, Genève, Labor et Fides, 2005, p. 61.

[16] Ibid., p. 56

[17] Ibid., p. 73.

[18] Jean Steinmann, Le livre de Job, Paris, Cerf, 1955, p. 19.

[19] Jean Lévêque, Job et son Dieu tome II, Paris, Gabalda, 1970, p. 619.

[20] Jean Steinmann, Le livre de Job, Paris, Cerf, 1955, p. 23.

[21] Jean Steinmann, Le livre de Job, Paris, Cerf, 1955, p. 324.

[22] Ibid., p. 327.

[23] Ibid., p. 328

[24] Ibid., p. 334

[25] Ibid., p. 337.

[26] Jean Steinmann, Le livre de Job, Paris, Cerf, 1955, p. 338

[27] Emmanuel Kant (traduction d’Antoine Grandjean), Sur l’échec de tout essai philosophique en matière de théodicée (1791), Nantes, C. Defaut, 2009, p. 89.

[28] Ibid., p. 92

[29] On parle ici, bien sûr, du XVIIIe siècle

[30] Emmanuel Kant (traduction d’Antoine Grandjean), Sur l’échec de tout essai philosophique en matière de théodicée (1791), Nantes, C. Defaut, 2009, p. 92.

[31] Samuel Terrien, Job, Genève, Labor et Fides, 2005, p. 53.

[32] Ibid., p. 97

[33] Peter Berger, La religion dans la conscience moderne, Paris, Centurion 1971, pp.127-128.

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